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Léa Rault est danseuse, chorégraphe et intervenante auprès de danseurs non-professionnels. Après des études de Lettres Modernes et Sciences du langage, elle se forme au Conservatoire de Rennes, puis à Lisbonne au sein de la formation PEPCC (Programme d’Etudes, de Recherches et de Création Chorégraphique). Elle rencontre Alina Bilokon avec qui elle crée l’association Pilot Fishes en Bretagne. Elles collaborent pour TYJ, et obtiennent le prix du Public et le troisième prix du Jury d’artistes du concours « danse élargie » au Théâtre de la Ville en 2014.
Dina Khuseyn est performeuse, chorégraphe, enseignante et organisatrice d’événements culturels. Née à Moscou, elle se forme à l’Académie de Ballet Classique, puis à Rotterdam Dance Acadamy et participe à Impulstanz et à l’American dance festival. Depuis sa participation au programme Ex.er.ce au CCN de Montpellier, elle vit et travaille en France. Dina Khuseyn a présenté ses travaux à l’occasion de festivals en Russie, en Ukraine, en Grande-Bretagne, ainsi qu’aux Etats-Unis.
ÊTRE EN LIEN AVEC LE DEHORS :
INTERROGER LE LIEN ENTRE L’ART
ET LA VIE

Entretien avec
Dina Khuseyn & Léa Rault
Léa - Pour la deuxième étape, nous sommes restés près d’un étang avec des lotus et nous avons expliqué l’idée de notre workshop. On s’est appuyé sur une idée de Jennifer Lacey(2), une artiste avec qui nous avons toutes les deux travaillées en stage. Jennifer aime se demander quel a pu être le processus d’une pièce et les différentes méthodes et outils pour arriver à sa création finale. Nous avons choisi de se poser ces différentes questions sur la pièce Violet de Meg Stuart(3).

Dina - Oui, pour arriver à interpréter Violet de Meg Stuart, il faut que le performer passe par plusieurs étapes. On a imaginé que la première étape serait de comprendre : « qui suis-je ? ». Pour ce faire, on a utilisé un exercice que j'ai expérimenté avec ma psychothérapeute existentielle. L’exercice consiste à choisir des objets animés ou inanimés qui pourraient nous représenter. Dans l’atelier, le « psychologue » choisit deux de ces objets et demande au « patient » de les décrire. Pendant que le patient décrit ses objets, le psychologue fait une sorte de synthèse à la façon d’un haïku : il note ce qui lui paraît important en deux-trois phrases. Ensuite le psychologue cible un objet qui aiderait le patient à se recentrer et lui demande de l'incarner par une danse. Les mouvements créés seront la base chorégraphique pour la création collective en fin de workshop.

Léa - La troisième étape était une balade à deux. Ici, on s'est inspirées d'une pratique ancienne qui est celle de marcher en pensant, de penser en marchant. Nous avons parlé de l'école péripatéticienne d'Aristote mais aussi de l’œuvre de Tino Sehgal(4) avec sa pièce This progress, une référence plus récente. Pendant ce Symposium, on travaille à Guy-Ropartz, nous sommes enfermés pendant une semaine alors qu’autour de nous c’est tout un quartier avec entre autre le parc des Gayeulles. Il était essentiel de transmettre les choses qui nous sont importantes comme prendre une demi-heure au moins pour traverser ce parc comme des promeneurs. C’était l’occasion de voir ce qu’il s’y passe, de profiter de l’extérieur, de la lumière et du beau temps. On a donc demandé à chaque duo de philosopher, d’échanger autour d'une problématique qui pouvait être personnelle ou en lien avec la société et le monde de manière générale. Le protocole à respecter était que d’abord une personne expose son sujet et que l'autre personne y réagisse seulement ensuite. A mi-chemin, les rôles sont échangés : l'autre personne propose sa problématique. Chorégraphiquement cela composait une très belle image, les duos avaient respecté entre eux des distances régulières.

Dina - Ce jour-là il y avait beaucoup de gens et des actions intéressantes, comme l’escrime par exemple… Le parc est devenu comme un théâtre pour nous. Le chemin parcouru était comme une trace laissée au travers du parc.

Léa - On avait prévu d'arriver sur une place avec un préau. Ce que j'ai beaucoup aimé chorégraphiquement c'est de voir les duos arriver chacun leur tour et s'arrêter dans des places différentes. Ils respectaient la petite distance entre eux tout en continuant de parler ensemble au milieu d’un espace avec des murs plein de graffitis comme une sorte de fresque.

Dina - Tu penses que c'était des graffitis? Je ne suis pas sûre que ça en soit, j’ai davantage l'impression que c’était une commande. Nous, on voulait justement apporter l’idée d’une expression libre dans le parc avec un exercice inspiré par Keith Hennessy(5) qui consistait à créer une map politique collective. On a alors pris des craies et on a utilisé le mur comme un bout de papier où chacun pouvait écrire des mots pour exprimer une problématique politique évidente pour lui. Les autres pouvaient ajouter un lien et la prolonger dans un autre champ ou encore l’associer à un autre problème. De cette façon, on a progressivement construit une image mentale politique éphémère. J’ai trouvé qu’au moment où on a arrêté d’écrire c'était le plus intéressant. Il y avait plus de détails et de précisions avec l’ensemble de ces inscriptions et la discussion a commencé.

Léa - Ensuite, nous sommes arrivés à la dernière étape qui était la reconstitution de la pièce Violet, le point de départ de notre démarche. On avait repéré une immense prairie dans le parc des Gayeulles absolument magnifique et on avait déjà imaginé chacune des personnes du Symposium s’y inscrire. Dans Violet, les danseurs commencent chacun de leur côté pour finir ensemble agglomérés : on s'est dit que ce serait la tâche finale. On a demandé à tous les danseurs de choisir un endroit en bordure de la prairie et de s’avancer avec les mouvements créés lors de « la séance de psychothérapie ». Ils pouvaient ensuite être contaminés par le geste d'un autre ou copier des mouvements afin d’arriver progressivement à un corps commun, plutôt au centre de cette prairie, pour finalement sentir ce qui pouvait émerger. Avant cela, sur le chemin entre la carte politique et cette improvisation finale, les filles se sont mises à chanter.

Dina - Quand on préparait le workshop, j’avais dit à Léa que ça serait bien de chanter quelque chose ensemble mais on n’avait pas vraiment le temps après la carte politique. Je crois qu’il y a quelque chose de symbolique quand on s’exprime à travers le chant. Je pense que ça fait du bien d’exprimer les frustrations ou les problèmes politiques auxquels on n’a pas accès. Il y a une sorte de désespoir, tu es hopeless, on pourrait dire impuissant par rapport à toutes ces difficultés. L’impuissance, c'est l'incapacité du corps à agir sur son environnement. Quand on chante, notre « soi » nous dépasse et va à l'extérieur. Par cette action on éprouve et on prouve qu'on existe ; on sent cette puissance par notre voix. Je pense qu’on a dû imaginer ce chant comme une sorte de balancier, d’empowerment. Je pense que c’est Inês qui a commencé, le chant était déjà présent dans sa danse du début. La prochaine fois qu’on sera invitées au parc pour donner ce workshop, on pourra penser ce dernier chemin vers l’action finale.

Léa - Pour nous, le workshop a été une composition en temps réel car notre plan a été mis à mal dès le début. On pensait avoir fini l’étape n°2 à 14h45 et au final il était déjà 15h45, on s’est pris une heure dans la vue! Alors après, on a passé notre temps à composer entre ce qui se passait et le programme imaginé pour l’atelier. C’était exactement ce qu’on voulait faire : une vraie promenade, vivre le moment présent dans ce parc.

Dina - Au final on a réussi, l’idée était de partir de soi, commencer avec l’histoire du parc, savoir où on est, entrer ensuite en relation avec les autres, avec le monde, la politique globale, et finir par créer en groupe dans ce parc. C’est comme des différents cercles : moi, les autres, le monde.
Léa Rault - La première étape était une marche jusqu'au parc. On s'est inspiré des pratiques de marche durant Occupy Wall Street(1). L’objectif était de transmettre un message d’un bout à l’autre de la foule sans mégaphone, sans aucun système d’amplification ou de sonorisation. Lorsque nous étions sur le chemin de la salle de Guy Ropartz au parc des Gayeulles nous avons raconté ce qu'on savait de l'histoire du parc. Certains ont apporté leur point de vue et cela est devenu une discussion.

Dina Khuseyn - Quand on est arrivés au parc, on a demandé à nos collègues de raconter ce dont ils se rappelaient à propos de l’histoire de ce lieu. Cet exercice activait la mémoire collective. C’était drôle de constater que ce n’était plus une vraie histoire. Il y a eu un jeu entre le réel et le fictif. Tous les éléments de l’histoire avaient été transmis mais ils étaient transformés ou agglomérés.
Pouvez vous nous décrire les différentes pratiques de votre workshop ? Quelles en ont été les différentes étapes ?
A vous entendre, il y a vraiment eu des partis pris : le fait de vouloir créer un parcours, d’aller à l’extérieur et de trouver un fil entre toutes vos propositions. Il y a une dimension sociale qui s’est instaurée, était-elle déjà pensée en amont ? Comment avez-vous travaillé entre vous ?
Dina - On a travaillé au café ! Léa aime bien faire ça et je suis assez d’accord.

Léa  - Oui on avait déjà décidé de faire la préparation non pas en studio mais dehors et d’aller boire un café dans le quartier. J’ai de manière générale beaucoup de mal à concevoir mon travail dans des studios fermés, c’est très dur de ne pas vivre dehors. Quand c’est l’hiver c’est un peu moins dur, mais là c’est l’été. Aussi la première fois qu’on s’est appelées avec Dina, la semaine avant le Symposium, elle m’a dit directement : « Tu sais cette thématique d’Alain, l’histoire de l’art, je suis déçue. Je n’ai pas envie de parler de l’histoire de l’art. Ce qui m’intéresse en ce moment, ce qui m’inspire, c’est le politique, le social et les choses de la vie. » Cela m’a fait énormément de bien parce que quelque temps auparavant j’avais dit à mon ami en pensant au Symposium : « Je n’y connais rien en histoire de l’art, ça m’angoisse de penser à cela parce que je ne viens pas de là. » La proposition d’Alain était évidemment plus ouverte, mais on s’est retrouvées là-dessus.

Dina - Nous avons partagé l’envie de ne pas être trop enfermées dans l’art et le milieu artistique. D’abord par le choix du lieu, pour être plus connectées avec d’autres choses : la vie, d’autres gens, d’autres espaces. Nous sommes différentes selon les espaces dans lesquels on se situe.
En ce qui concerne le processus, on a pris le café, on a parlé pendant quatre heures sur plein de sujets : nos envies, nos intérêts, nos questionnements… On a vraiment commencé par un échange autour des choses qui nous dérangent ou bien celles qui nous occupent aujourd’hui.

Léa - A mon avis, la question fondamentale qu’on a partagée était de quelle façon notre pratique artistique est-elle poreuse avec nos vies, quel est le va et vient, l’échange… ainsi que la manière dont on travaille, ce qu’on met en place. Par exemple dans la discussion, j’ai parlé de mon obsession pour les déchets. Depuis deux ans, j’essaie de faire du « zéro déchet » et je racontais ça à Dina qui me dit : « c’est génial comme pratique ». Effectivement, c’est une vraie pratique dans le sens où c’est quelque chose de très complexe à faire qui demande des essais, implique des échecs et des réussites. On trouve des recettes au fur et à mesure, c’est une histoire d’attention. La réflexion de Dina m’a fait me rendre compte à quel point on a tous des pratiques au quotidien, quelles qu’elles soient.
C’est ce moment là qui nous a donné l’idée de la marche où on philosophe. C’était génial cette porosité dans le processus : nous étions toutes les deux avec toi Aurélia, à se balader dans le parc en échangeant.
Finalement vous avez donné à vivre ce que vous avez vous même vécu durant cette ballade…
Léa - Oui exactement. Par ailleurs, on a aussi listé les exercices de danse et de voix qu’on aimait bien.

Dina - En ce qui me concerne, je venais de faire un workshop avec Keith Hennessy à Berlin et je pense que cela a influencé ma manière de penser. En art, on a tendance à se fermer dans l’espace du théâtre ou du studio, on a besoin de cela pour se concentrer mais bien souvent on perd les liens avec la vraie vie, l’histoire, la ville, les autres… C’est comme si on devenait des gens « spéciaux » ou alors un autre type de personne et non pas un citoyen normal. J’aime bien l’idée que nous sommes juste des citoyens et que chacun fasse son activité, on n’est pas des espèces privilégiées. Keith Hennesssy travaille depuis longtemps dans cette visée. Il t’engage en tant qu’humain, même si tu traverses des pratiques de danse et de pensée.
Dina - Comment va-t-on continuer à travailler ensemble, Léa ? Dans quel cadre ça peut évoluer ? Il nous faut penser un cadre, ce genre de ballade où on découvre des espaces et on se découvre en même temps.

Léa - J’aurais envie de continuer à partager avec Dina et faire des choses pour réfléchir encore là dessus. Durant ma formation à Lisbonne (PEPCC), j’ai énormément travaillé en extérieur et par la suite aussi lors de mes rencontres avec des gens tels que Mark Thompkins, Meg Stuart, Miguel Pereira, etc. Retourner dans les bois à l’occasion de ce workshop m’a fait redécouvrir quelque chose de l’ordre de l’improvisation, de l’interaction avec le cadre de la forêt.

Dina - C’est vrai que c’était particulier de voir les gestes dansés dans le parc, c’est autre chose que dans un studio noir. Je me suis aussi dit que c’était une autre façon de rencontrer notre « public ». Ce que j’aime bien dans un parc c’est qu’il n’y pas vraiment de différence entre les gens, entre ceux qui faisaient de l’escrime par exemple et nous avec nos pratiques, on était au même niveau. Ce parc était un cadre accueillant, ouvert à tous et à toutes ces pratiques…




Léa - C’est un peu mon quotidien de travail avec mon binôme, Alina Bilokon, une danseuse ukrainienne. On appelle cela la méthode du Ping-Pong : je peux avancer quelque chose et après je lui laisse l’espace pour qu’elle rebondisse, même si elle n’est pas forcément d’accord. Elle va intégrer ma proposition et concevoir à partir d’elle, tandis que moi je n’interviens pas. J’interagis sur ce qu’elle a fait juste au moment où je reçois à nouveau la balle. De cette façon à la fin du ping pong, on peut aboutir à une première idée complètement différente. En tout cas au moment où j’accepte de lâcher la balle, c’est elle qui l’a dans les mains, elle lui appartient.



Dina - Génial !… Je pense que toutes nos activités changent le monde, tout ce qu’on fait dans la vie. Notre action influence le monde de demain. Dans ce cas là, je pense que oui, l’art change le monde.


Propos recueillis par Aurélia Fradin et Valentine Paugam.
Août 2018, Rennes
Suite à votre expérience en commun, y aurait-il une question que vous souhaiteriez poser Dina à Léa, et Léa à Dina ? Une question qui anime votre travail, peut-être un élément que vous avez partagé…
Pour finir, nous avons conçu un système de relais de questions entre les différents artistes du Symposium.
D’Anya à Léa : Comment peut-on écrire, être ensemble, agir ensemble, sans être d’accord sur quelque chose ?
De Maxime à Dina : L’art peut-il changer le monde ?
1. Mouvement de contestation pacifique installé à New York, dans le parc Zuccotti, "Occupy Wall Street" dénonce les abus du capitalisme financier. Il est très actif sur les réseaux sociaux et s'inspire du « Printemps arabe » (2010) et rappelle par son fonctionnement le mouvement des « Indignés » en Espagne (2011). Lancé le 17 septembre 2011, il atteint, un mois plus tard environ 1 500 villes de 82 pays.

2. La chorégraphe new-yorkaise, Jennifer Lacey (1966-) est installée à Paris depuis 2000. Elle crée la compagnie Megagloss et travaille à la croisée entre la danse et la performance. Elle développe entre autre une collaboration avec l’artiste visuelle et scénographe Nadia Lauro. Alexandra Baudelot leur a consacré un essai : Jennifer Lacey-Nadia Lauro – Dispositifs chorégraphiques, publié aux Presses du réel en 2007.

3. Née en Nouvelle-Orléans, la chorégraphe Meg Stuart (1965-) vit et travaille à Bruxelles avec sa compagnie Damaged Goods. Elle crée plus de trente pièces en collaboration avec des artistes des arts visuels, du théâtre, de la musique et de la danse. Elle publie un ouvrage sur sa pratique, Are we here yet ? aux Presses du réel en 2010.

4. Tino Sehgal (1976- ) est un artiste germano-britannique installé à Berlin. Il développe un art de la situation. Ses oeuvres prennent vie à travers les échanges humains, la danse, la parole ou le chant. En 2016, il est invité au Palais de Tokyo pour une Carte blanche. De ses travaux, il n’existe aucune documentation – ’artiste interdit formellement toute photographie, vidéo, impression et publication.

5. Keith Hennessy (1959- ) est un artiste canadien résidant à San Francisco. Il est directeur artistique de la compagnie de cirque Circo Zero, collectif réunissant artistes de cirque, danseurs et musiciens. Attaché à l’idée qu’il est possible de faire des œuvres à la fois accessibles et engagées, Hennessy a collaboré avec différents groupes d’artistes militants. Son travail est marqué par des prises de positions politiques explicites où les textes témoignent d’un combat contre toutes formes d’oppression, d’intolérance et d’injustice.