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Théo Hillion est un jeune artiste parisien diplômé depuis deux ans des Beaux-arts de Cergy. Il monte une compagnie de danse avec Zoé Philibert et Zoé Pautet. En parallèle, il pratique la musique et mène d’autres projets annexes, souvent, avec des anciens camarades de l’école des Beaux-arts de Cergy.
Guiomar Campos est madrilène et vit depuis quatre ans dans un village à proximité de Brest. Son travail porte sur la communauté et le collectif. L’aspect chorégraphique y est au cœur à travers le corps mais aussi à travers la voix, la musique, la manipulation d’objet et surtout à travers l’idée de transformation et de changement de rôle. Elle collabore avec différents collectifs, en France et en Espagne, dans l’idée de lier actions sociales et art.
"ON SAIT COMMENT ON VA COMMENCER, MAIS ON NE SAIT PAS COMMENT ON VA TERMINER"

Entretien avec
Théo Hillion & Guiomar Campos
G.C : On a appelé notre workshop « On sait comment on a commencé mais on ne sait pas comment on va terminer ». On s’est intéressé aux notions de communauté, à ce dont on est capable ensemble et personnellement. On a pris comme appui un festival(1) qui a eu lieu à Madrid en 2014 autour de la question « ¿ Qué puede un cuerpo ? », « Qu’est-ce qu’un corps peut ? ». C’est une interrogation basée sur le travail de Spinoza(2) dans son ouvrage L’éthique. Il affirme que personne ne sait d’avance ce que peut un corps car personne jusqu'ici ne connait la structure du corps assez exactement pour en expliquer toutes les fonctions. Paz Rojo(3) est la curatrice de ce festival. Elle propose de se poser cette question dans le contexte d’aujourd’hui.

T.H : Dans les exercices on a guidé un échauffement tonique avec quelques pompes. On a proposé un par un de monter sur une plateforme assez haute et de se laisser tomber dans le vide. Le reste du groupe était en dessous pour réceptionner la personne qui chute. On a reproduit cette même action en marchant. Puis nous avons enchaîné sur un travail qu’on a appelé « hyper acousi » où on devait d’abord se concentrer sur les sons autour de nous et ensuite sur les sons qui se produisent partout dans le monde. A partir de groupes plus restreints on s’est ensuite intéressé à l’autentic mouvement(4). Juste après on a fait une recherche sur la manière de ne pas préméditer un mouvement d’après un exercice de Vincent Dupont. Pour finir, nous avons initié une danse sur Rihanna qui reprenait tous ces aspects.

G.C : Nous avons proposé ces pratiques en lien avec le travail de Lola Gonzàlez(5). On a montré une de ses vidéos au milieu du workshop. Dans son travail on voit souvent des communautés qui se préparent pour quelque chose mais on ne sait pas quoi. Pour nous, c’était l’enjeu de montrer qu’on est en train de s’entraîner pour quelque chose sans savoir quoi. L'idée étant qu'à la fin nous soyons un groupe qui est prêt, qui a ouvert tous ses sens.

T.H : Puisque le groupe du Symposium avait un bagage commun, nous avons transformé nos idées initiales et nous avons questionné la manière de transformer le groupe, de tester les relations et les possibilités de chacun.



T.H : On a échangé par mail pendant l’été en se présentant nos intérêts rapidement. J’avais émis l’idée de travailler sur le récit et l’oralité : la difficulté de formuler des choses – dans le handicap ou dans la manière dont on construit des phrases avec tous les phonèmes de notre langue – la façon de ressentir une personne qui est en train de parler, de la voir parler ; simplement étudier quelqu’un qui parle avec sa langue, sa voix, son visage.

G.C : De mon côté, je n'avais pas d'idée très précise si ce n'est que je désirais affecter ma propre pratique et l'adapter pour arriver à un point commun. Je voulais que chacun nourrisse la pratique de l’autre. On a eu une première conversation où on a échangé sur nos travaux personnels. De façon organique on a évoqué nos références, associé des pratiques, des pièces, nos propres pièces.

T.H : On tournait autour des notions de communauté et d’écologie dans un groupe. Il y avait vraiment cette idée du dedans et du dehors, de la manière dont un groupe peut communiquer.

G.C : J’ai trouvé que tous les deux on ne voulait pas entrer dans cette idée de consensus, de célébration. On cherchait plutôt à questionner les logiques établies dans un groupe et la manière de voyager dans celles-ci : comment arrivons-nous à nous comprendre tout en étant connecté chacun à ses propres motivations ? Nous avons parlé de nanopolitique(6) et échangé sur nos langages artistiques.

T.H : Ce qui était assez intéressant et ce qu’on a un peu réussi à faire dans le workshop, c’est de trouver des intérêts communs tout en les abordant par des biais tout à fait différents. Ces questions de transformation, de non préparation, de flou, d’imprévisible, on les avait tous les deux mais Guiomar l’a abordé plutôt par l’idée de transformation alors que moi j’ai travaillé autour de l’imprévu et de l’improvisation.

G.C : Une des choses clefs à laquelle nous n’avons pas réussi à aboutir c’est de garder cette dynamique dans laquelle les choses s'enchaînent, comme si on s’introduisait dans une fiction. J'aurais aimé trouver cette dramaturgie où on a la sensation de s'entraîner et en même temps d'être déjà dedans. C'est une bonne piste de travail !



T.H : J'ai partagé le travail de deux artistes. Lola Gonzales, une vidéaste qui travaille la performance, la danse, la mise en scène et le lien entre le cinéma et la vidéo. Puis Vincent Dupont(7) un chorégraphe travaille sur la préméditation, la petite transe et la voix. J'ai pris un workshop à Exerce(8) avec lui il y a quelques années.

G.C : Il y a comme nous avons dit Paz Rojo qui est une chorégraphe madrilène. Elle a vécu pendant très longtemps à Amsterdam où elle a étudié à SNDO(9) puis elle s’est basée en tant qu’artiste là-bas principalement. Maintenant elle habite à Madrid depuis cinq ou six ans. Elle est aussi curatrice, elle fait une thèse à Stockholm autour de la pratique chorégraphique et la curation. Même si elle est chorégraphe, nous la prenons plutôt comme référence théorique en relation à Spinoza, qui est aussi une autre référence. L’exercice de la chute me vient d’Aitana Cordero(10), une autre madrilène qui a également habité à Amsterdam puis qui est retournée à Madrid. Leurs retours témoignent beaucoup d’une revitalisation de l’Espagne et de Madrid. C’est pour cela que j’ai trouvé important d’apporter ces références. Ça en dit beaucoup des mouvements qu’il y a à Madrid et comme je suis invitée comme madrilène… Le travail artistique d’Aitana Cordero est une chose très complexe, mais elle a une dynamique de groupe très forte. Elle sait très bien travailler avec des communautés et les mettre dans des situations parfois extrêmes pour voir ce que cela crée dans le groupe.
On a aussi parlé de l’authentic mouvement, de Shira Eviatar(11) qui est une chorégraphe israélienne, de notre âge, elle pourrait parfaitement être ici.

T.H : On a aussi abordé la piste de Sofia Dias et Vítor Roriz(12), des jeunes chorégraphes et interprètes portugais. Ils travaillent sur la voix, le chant, les questions de prononciations de dialogue, d’impossibilité de langage, de musicalité, de construction et de déconstruction du langage. Il y a une idée de transformation également, de mouvements d’insectes, de mouvements impossibles.



G.C : Je l’ai, c’est trop facile : qu’est-ce qu’un corps peut ?

T.H : Je ne sais pas… Mais ce que je sais, pour reprendre ce que nous disions ce matin avec l’exercice de Vincent Dupont et d’authentic mouvement, on a là des exemples concrets de déconstruction en tant que danseur. L’authentic mouvement je ne connaissais pas vraiment mais il y a quelque chose de l’ordre de la préméditation et de l’ouverture à d’autres possibilités que celles dictées par nos habitudes. Par exemple dans mon travail, j’aime faire sortir les personnes d’elle-même en leur donnant d’autres outils qui vont à l’encontre de leur fonctionnement naturel.
Pour toi, ma question Guiomar porte sur le récit oral : est-il présent dans ton travail ? Si oui, comment l’envisages-tu ?

G.C : Dans mon travail je n’avais jamais abordé le texte sauf lorsque j’avais travaillé comme comédienne pour quelqu’un d’autre. Mais aujourd’hui je suis en cours de création autour du récit. On essaie d’inventer un dispositif qui peut être tout en même temps et rien à la fois. On passe d’un concert à un espace de rangement, d’un play ground à un studio de cinéma – que je n’avais pas vu mais que Théo a remarqué sur la vidéo. En réfléchissant au futur qu’on veut construire on a trouvé qu’il était nécessaire d’utiliser la parole. On voulait l’introduire dans cette idée de construction et d’accumulation. On part de quelque chose de très simple et on voit comment elle se complexifie. Dans ces cas-là, cela devient un récit sur ce qu’on est en train de construire. C’est matérialisé dans l’espace et en même temps c’est un futur qui n’existe pas. Je ne sais pas si je réponds à ta question…

T.H : Si si mais j’aimerais connaître les moyens mis en œuvre pour que cette parole apparaisse chorégraphiquement, par le training ou autre. Les deux points m’intéressent : quelle est l’importance puis comment tu fais pour arriver au registre dont tu as envie ?

G.C : Ce n’est pas une question que je me suis posée mais c’est cela qui est intéressant. Avec l’autre interprète, notre langue maternelle est l’espagnol donc on s’intéresse à la sonorité, à la construction de la grammaire, puis aux sons et à la signification. On essaie de passer d’une chose à l’autre. Je pense que c’est une manière vraiment très chorégraphique de concevoir la parole. On ne passe pas tout d’un coup à un registre théâtral avec les codes du théâtre qui sont très variés. On passe plutôt par l’organisation du temps et de l’espace. Lorsqu’on parle on place cet acte dans l’espace pour que ce ne soit pas juste dans l’intellect. On cherche à voir comment cela se positionne dans la chorégraphie générale.



T.H : Je me demande si c’est pour mon travail ou si c’est plus métaphysique. Je ne sais pas mais ce qui me vient directement c’est que je fais certes de la danse mais j’ai aussi d’autres pratiques, de vidéo par exemple. Je ne ferai que de la vidéo si je ne pouvais pas danser avec mon corps.

G.C : Je peux répondre aussi ? J’aime bien cette question ! On peut danser avec notre imagination, avec nos yeux… Je pense qu’il y a l’impossibilité et tout le reste. Il y a tout un panel de possibles, dans la chorégraphie il y a beaucoup de diversité, il y a ton corps et beaucoup de choses. Il y a énormément de chorégraphes qui écrivent et ils font des chorégraphies également.

T.H : En tout cas pour faire le lien entre la question que je t’ai posée et cette question-ci, la manière dont j’envisage le récit, l’oralité et la parole est purement physique. C’est comme cela que j’aime la voir et la mettre en œuvre pour donner du sens et de la matière à regarder. C’est déjà une forme de mouvement dansé. Je demande beaucoup de transformation du visage, avec les yeux, le sourire, les expressions. Il y a quelque chose qui est dansé mais avec la parole et l’expression.



G.C : C’est difficile parce que normalement tu as une carte blanche en relation à un contexte. Là je m’imagine une carte blanche totale. C’est déjà tellement incroyable ce qu’on est en train de vivre au Symposium, que se serait quelque chose de similaire mais pour toujours.

T.H : Déjà pour une carte blanche tu peux te poser la question du lieu, là où tu peux la présenter.

G.C : Oui, où je peux la présenter mais aussi où je peux échanger, générer, construire ensemble, aller au-delà de ce système de l’art où finalement tu dois laisser ta marque. J’aimerais générer une dynamique avec quelque chose qui circule de manière anarchique.

T.H : Il nous faut des points de rendez-vous comme le Symposium, plus régulier.

G.C : Et aussi plus divers ! Juliet Davis a créé un projet super intéressant. Un lieu de rencontre hebdomadaire avec des artistes en situation de handicap. Je me questionne sur ce qui est généré dans cette rencontre et dans cette construction. J’aimerais inventer une nouvelle manière d’exister.


Propos recueillis par Amélie Matos.
Août 2018, Rennes
Pouvez-vous décrire les pratiques que vous avez abordés durant votre workshop ? Quel était le déroulé de votre proposition ?
Mathieu Erlacher te pose une question, Théo : Qu’est-ce que tu ferais si tu avais l’impossibilité de danser avec ton corps ?
Pouvez-vous partagez les références que vous avez utilisées pendant le workshop ?
A partir d’un axe central dans votre travail, pouvez-vous adressez une question à votre binôme ?
Comment avez-vous travaillé ? Comment avez-vous partagé vos références et les avez-vous choisis ?
Guiomar, Simona Rossi te demande : Si tu avais une carte blanche, que ferais-tu ?
1. Le festival « ¿ Qué puede un cuerpo ? » s’est déroulé à Madrid à La Casa Encendida du 9 au 22 juin 2014 sous la direction artistique de Paz Rojo. La programmation est présentée comme un laboratoire où se rencontrent diverses propositions artistiques autour de la chorégraphie, du mouvement, de travaux visuels, philosophiques et théoriques afin de réfléchir à « ce que peut un corps ».

2. Spinoza est un philosophe hollandais du XVIIème siècle. Considéré comme un cartésien, il identifie Dieu et la Nature. L’éthique (1677) est son ouvrage principal. Il y critique les conceptions habituelles de l’être humain, de Dieu et de l’univers.

3. Paz Rojo est une chorégraphe espagnole. Elle produit de nombreux travaux chorégraphiques entre 2011 et 2014 et mènent actuellement une thèse à la Stockholm University of the Arts. Paz Rojo met en valeur les initiatives collectives au sein d’expositions qu’elle coordonne telles que : « ¿ qué puede un cuerpo ? » (Madrid, 2014), « CAMPO #1 » (Madrid, 2014), « ¿ Y si dejamos de ser (artistas) ? » (Madrid, 2013), « a piece... together ? » (Barcelone, São Paulo et Vienne, 2010-2011).

4. Le mouvement authentique est une pratique initiée dans les années 1950 aux Etats-Unis. Le danseur est amené à bouger les yeux fermés tout en se laissant guider par ses mouvements intérieurs, ses sensations et ses émotions, tout en étant connecté à ce qu’il se passe à l’extérieur de lui.

5. Lola Gonzàlez est une artiste diplômée des Beaux-arts de Lyon en 2012. Elle vit désormais entre Paris et Brest et produit des vidéos ainsi que des performances dans le cadre d’expositions. Chaque film que produit Lola Gonzàlez introduit le prochain et met en scène des groupes, des communautés. Son travail a été exposé dans le cadre de la Biennale de Lyon à l'Institut d'art contemporain de Villeurbanne (FR), au Kunstverein Sparkasse, Leipzig (DE), au Centre Pompidou (Festival Hors-Pistes), au Salon de Montrouge (FR), au Centre d'art contemporain de Noisy-le-sec (FR), au Palais de Tokyo, Paris et au Magasin, Grenoble (FR).

6. ZECHNER Manuela, Nanopolitics Handbook, Minor Compositions, 2013. Ce livre est présenté lors du festival « ¿ Qué puede un cuerpo ? ». Le Nanopoliticsgroup se forme en 2010 à Londres et propose de penser la politique comme l’incarnation de l’expérience.

7. Après une formation en théâtre Vincent Dupont collabore avec des chorégraphes tels que Boris Charmatz, Georges Appaix, Thierry Thieû Niang ou Olivia Granville. Il crée sa première chorégraphie, Jachère improvisation en 2001. Par sa maîtrise de divers médiums il questionne le terme chorégraphique et place la perception du spectateur au cœur de ses créations. Il reçoit en 2007 le prix du « nouveau talent chorégraphique » par la SACD et crée entre autre Hauts Cris (miniature) (2005), Souffles (2010), Cinq apparitions successives (2018).

8. Master créé en 2011 au Centre Chorégraphique National de Montpellier ICI-CCN, en collaboration avec l’Université Paul Valéry de Montpellier. La formation accompagne des artistes chorégraphiques internationaux dans leur recherche. Le travail s’amorce en lien direct et quotidien avec le CCN ainsi qu’avec des intervenants extérieurs.

9. SNDO – Choregraphy (School for the new dance development) propose quatre ans de formation chorégraphique au sein l’Academy of Theatre and Dance – Amsterdam University of the Arts à Amsterdam. L’école a été fondée en 1975 dans l’optique de diversifier les formes et les styles de danses déjà existants.

10. Aitana Cordero est une chorégraphe madrilène diplômée en 2006 du SNDO. Elle finalise, ensuite, en 2008 le master Choreography and New technologies Dance Unlimited à Amsterdam. Elle crée des œuvres chorégraphiques, théâtrales, filmiques depuis 1999 et enseigne depuis 2001 dans divers lieux de formation. Elle travaille principalement sur la rencontre des corps, sur l’intimité, la violence physique.

11. Shira Eviatar est une danseuse et chorégraphe basée à Tel Aviv. Elle participe au programme de bourses DanceWeb (2015) et est diplômée du Kibbutzim College. Elle a également étudié au Lee Strasberg Theatre & Film Institute de New York et à Kelim - un organisme de recherche chorégraphique. Elle se produit aux Etats-Unis et en Europe et s’intéresse aux racines du corps, de l'esprit et aux rapports avec les générations passées, les traditions et les cultures.

12. Ces deux chorégraphes et interprètes travaillent en tandem depuis 2006. Ils ont respectivement eu l’occasion de travailler avec divers chorégraphes tels que Lara Torres, Marco Martins, Mark Tompkins… En 2011, ils reçoivent le prix Jardin d’Europe avec leur spectacle Um gesto que não passa de uma ameaça où ils questionnent la hiérarchie entre la parole et le mouvement. L’utilisation des mots, de la voix, du son, des objets est centrale à leur travail. Ce duo enseigne et réunit régulièrement des artistes lors de résidences, de rencontres, afin d’échanger et de réfléchir à plusieurs. Récemment ils ont été invité à être les curateurs de la deuxième édition du PACAP – Programme avancé de création en Arts Performatifs, Forum Dança (2018/2019).